Réussir à parler de santé mentale au nom de toutes les femmes

La santé mentale est devenue un thème omniprésent après le Covid du fait de tous les bouleversements que la pandémie a entraîné sur notre façon de vivre.  Mais sa compréhension demeure accaparée par une même catégorie de personnes au sein des médias mais également au sein de la société dans son ensemble.   Pas de surprise, ce sont les personnes blanches et dotées de capital social et culturel important qui en parlent le plus, car ayant davantage de connexions et de moyens pour se délester de cette notion et de ses implications. 

La santé mentale : qui en parle ?

Dernier exemple en date de cette domination presque totale, le lancement du nouveau podcast de Lauren Bastide, écrivaine et journaliste féministe blanche. Un podcast intitulé “Folie douce” réunissant pendant plus d’une heure la journaliste avec un ou une invité pour évoquer pêle-mêle des sujets comme la dépression, la bipolarité ou les œuvres de l’un ou de l’autre.   Les deux premiers épisodes du podcast ont accueilli Chloé Delaume et l’artiste Voyou, deux artistes blancs régulièrement sollicités et mis en avant au sein des médias francophones, tant pour leur art que pour leur rapport justement à la santé mentale.  Un manque de diversité tenace qui doit ouvrir la question de savoir où se trouvent les problématiques liées aux femmes non blanches dans l’espace médiatique et dans la société.  

Bien que des initiatives aient émergé comme le podcast “Kiffe ta race” présenté par Rokhaya Diallo et Grace Ly, podcast désormais autoproduit par les deux femmes, elles demeurent insuffisantes pour répondre aux nombreux besoins des femmes non blanches en France.  

Pour élargir le propos, les personnes racisées même au sein de leurs communautés voient de nouvelles barrières s’élever à leur encontre dans la possibilité de s’exprimer et d’avoir une quelconque influence.  Pour Douce Dibondo, autrice de l'essai “La charge raciale, vertige d’un silence écrasant”  ces différences sont cruciales : “Les femmes noires sont perçues moins menaçantes que les hommes noirs et racisés. Elles ont accès à des lieux médiatiques ou de paroles, ce qui reste beaucoup plus difficile pour ces hommes d’accéder à ces lieux de paroles”.   Une nouvelle manière de ne pas considérer les souffrances de ces hommes qui vont devoir se construire avec ce rejet là et “être dans une intériorisation très forte de cette charge là, avec un grand rejet de la société”. 

Cette différence de paroles ne se cantonne pas aux représentations médiatiques mais concerne l'ensemble des milieux professionnels et sociaux dans le pays : ici j’aimerais m’interroger sur la mode, le milieu de la culture en France ou encore le journalisme. 

La santé mentale : quels milieux et profils sont concernés ?

D’après un sondage dévoilé en février 2023, neuf personnes noires sur dix en France métropolitaine disent être victimes de discrimination raciale dans leur vie de tous les jours, selon le Conseil représentatif des associations noires.  Une réalité que les discussions autour de la santé mentale à l’échelle du pays ne semblent pas suffisamment inclure, mais à contrario que les pays anglophones ont rapidement inclus dans leur approche sociétale et générale.

Dans la mode, la représentation des mannequins noirs offre une perspective canalise les réflexions autour du traitement des femmes noires par l’industrie. 

Autrice & critique, Christelle Bakima Poundza, à travers l’essai intitulé : “Corps noirs: réflexions sur le mannequinat, la mode et les femmes noires”, s'est plongée minutieusement dans les coulisses de l’industrie faisant la gloire et le prestige de la France.     

Grande amatrice de mode, elle démontre dans cet essai combien la santé mentale n’est toujours pas un sujet dans ce monde : “On dit que la santé mentale est un sujet plus démocratique or dans le mannequinat, il n’y a pas de psychologues ou psychiatres attitrés ou de médecine du travail pour faire le check up”.  Aucune agence ne semble en effet s’être emparée du sujet pour protéger ses talents, et certains shoots et défilés restent des lieux soumis aux rapports de dominations. 

Une situation qui pèse particulièrement lourd sur les épaules des mannequins noires, comme le précise Christelle Bakima Poundza : “Les mannequins se rendent chez le psy à leurs frais alors qu’elles consultent à cause de ce qu’elles vivent dans l’industrie.  Quand on croise ça avec le racisme que peuvent vivre ces personnes, on ne peut que constater combien elles ne sont pas aidées.”   

Une charge supplémentaire que connaissent les personnes racisées, reconnue par de nombreuses études et ouvrages dont le premier essai de Douce Dibondo. Journaliste indépendante, poète et militante afroqueerféministe, elle a justement intitulé son essai : “La charge raciale, vertige d’un silence écrasant” afin de réfléchir aux causes profondes de ce poids si particulier que portent quotidiennement les personnes racisées. 

Pour Stencia, militante fondatrice des soirées P3 réservées aux femmes et personnes LGBT,  il y a une réelle distinction dans le traitement de la santé mentale : “ A mon sens, la santé mentale des femmes non-blanches est complètement niée, et non prise en compte. Et je pense que c’est un fait qui est tellement inscrit au sein de notre société, qu’il faut un réel travail de déconstruction quotidien pour changer la donne”

La charge raciale : une donnée centrale à prendre en compte 

Cette charge raciale que les femmes non blanches ressentent se base sur deux facteurs principaux selon l’autrice : la multitude de stratégies d’adaptations à notre société d’une part, et la transmission intergénérationnelle d’un silence indicible dans lequel ces femmes évoluent quotidiennement.  Si l'un de ces facteurs est personnel, et dépend du milieu professionnel, social et environnemental ; le second lui repose davantage sur un contexte ainsi qu’une histoire commune telle que la colonisation et l’histoire du système esclavagiste mondial.  

Douce Dibondo relie donc la charge raciale à la charge mentale commune à toutes les femmes, afin de mieux la représenter: “Je fais une comparaison avec la charge mentale, en disant que celle-ci est liée au domestique, tandis que la charge raciale dépasse ce cadre-là. Les femmes non blanches vivent déjà ce que la société leur inflige, mais en plus dans leurs couples, elles doivent toujours correspondre à ce que les hommes attendent d’elles”. 

Au cours de son essai, elle démontre également combien les femmes noires souffrent particulièrement d’un racisme inhérent à leur quotidien: “ Ces femmes grandissent constamment avec cette peur du racisme, qui génère des maladies.  C'est pour cela que de nombreuses militantes afro-américaines décèdent très tôt notamment de crise cardiaque.” 

Récemment, l’autrice afroféministe renommée bell hooks s’est éteinte à l’âge de 69 ans, soit loin de la moyenne d’âge qui est de 80,2 ans pour les femmes américaines selon les estimations pour 2022 du ministère américain de la Santé et des Services sociaux.   

Plus alarmant encore, l’une des fondatrices du mouvement “Black Lives Matter”  Erica Garner est décédée en 2017 à l’âge de 27 ans des suites d’une crise cardiaque.  Sa mort a eu lieu après son long combat visant à rendre justice à son père Eric Garner, décédé en 2014 après une interpellation policière.   

Prendre en compte les répercussions de l’engagement militant des femmes noires se pose dès lors comme une question nationale de santé publique. 

La santé mentale : sa réappropriation par les femmes non blanches 

Pourtant, en parallèle de plus en plus de personnalités médiatiques racisées ont émergé ces dernières années et s’emparent publiquement du traitement de leur santé mentale.  

Stencia, qui est également artiste et entrepreneure a fondé il y a trois ans son média “Beautiful pendere” avec en tête l’envie de proposer un média dédié aux problématiques des personnes non blanches : “ J’avais envie de créer un espace sur lequel seules les personnes racisées pouvaient s’exprimer et aborder les problématiques que l’on vit et expérimente depuis notre enfance”.    Une réappropriation bienvenue pour prendre en compte l’intersectionnalité des difficultés éprouvées par chacune : “A mon sens, on devrait donner la parole de façon équitable à toutes les communautés et faire en sorte qu’il y ait une réelle représentation dans les discours autour de la santé mentale.”

Assa Traoré, Rokhaya Diallo mais également Léna Situations sont des femmes non blanches qui parlent fréquemment sur leurs propres réseaux mais sont aussi invitées médiatiquement pour parler de leurs parcours,  ainsi que de leur santé mentale. Cette dernière a propulsé la santé mentale au cœur du contenu qu’elle produit elle-même, notamment en évoquant la question de ses cheveux et du traitement de la société à leur égard.  Mais elle le prouve encore plus justement, en démontrant la violence du cyberharcèlement qu’elle reçoit trop régulièrement sur les réseaux sociaux. 

Comme pour d’autres femmes racisées, les réseaux sociaux rééquilibrent le droit à la parole mais restent très violent du fait des nombreux haters que chaque femme continue de voir émerger.  Une hyperactivité qui peut toutefois épuiser, comme Douce Dibondo l’a expliqué : “Ce sont souvent les femmes racisées qui sont au front, cela a forcément des répercussions sur leur santé mentale et physique”.

Si ces solutions et initiatives individuelles sont salutaires pour les femmes non blanches qui trouvent des espaces qui leur ressemblent, la question doit être traitée à une échelle plus large. Et force est de constater que le décalage reste de taille entre ces initiatives et les réponses ou les solutions proposées par les institutions de chaque milieu, comme l’exprime Christelle Bakima Poundza à propos de la mode :

“Je ne peux pas citer une agence de mannequins dans laquelle il y a une cellule psychologique, ou un référent racisme :  institutionnellement ça ne suit pas du tout”.

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